Entreprise libérée ou l’écho des peuples racines 

Pourquoi devons nous nous inspirer des peuples racines pour bâtir l’entreprise de demain ? 

Entreprise libérée, vision Opale, stade évolutif : l’entreprise de demain se dessine depuis quelques années avec tant d’échec que de succès. Conscients du besoin de réinventer les organisations dans la crise du néolibéralisme que nous traversons, les entrepreneurs ont de plus en plus tendance à construire leurs entreprise sur la base de ces nouveaux paradigmes. Mais sont-ils réellement nouveaux ? Les peuples racines n’ont-il pas des leçons à nous apprendre ?

Hommes sur une pirogue entreprise libérée

Pourquoi changer l’organisation des entreprises ?

A l’échelle de l’entreprise

La situation est devenue fortement instable. La digitalisation et l’intelligence artificielle remplacent de plus en plus de savoir-faire. Les métiers sont en constante évolution. Les mutations se font à une telle vitesse que l’enseignement ne suit plus et les jeunes arrivent sur le marché du travail avec des compétences et connaissances souvent déjà obsolètes. L’ultra-connectivité amène les employés à partager en continue de l’information trop souvent superficielle. L’hyperspécialisation ne leur permet que trop rarement de voir l’aboutissement des projets dans leur intégralité et la quête de sens est omniprésente. Les burnouts et dépressions qui en résultent ne sont que les symptômes d’un déséquilibre bien plus profond qui fait fortement frémir nos institutions.

A l’échelle globale

« Le niveau actuel des inégalités économiques n’est rien de moins qu’une catastrophe » comme le souligne Gro Harlem Brundtland. Et il va en s’accentuant. En 2016, 50% des plus pauvres de la planète, soit 3,8 milliards de personnes, possédaient autant de richesse que les 61 personnes les plus fortunées au monde. Ils n’étaient plus que 42 fortunées en 2017 et 26 en 2018. Des chiffres en contradiction avec une époque où l’on n’a jamais tant parlé d’égalité, de globalisation, d’homogénéisation. 

D’autre part, nous assistons en ce moment même à la 6ème extinction massive de la biodiversité depuis le début de la vie sur Terre. Contrairement aux précédentes, cette extinction n’est pas due aux bouleversements géologiques ni aux météorites mais aux activités de l’être humain. Ces activités sont essentiellement destinées à la production de produits et services de consommation mis en place par des entreprises devant encourager davantage de consommation pour pouvoir survivre. 

Le système tel que nous le connaissons aujourd’hui est voué sinon à disparaître, au moins à évoluer fortement. Cette évolution passe par la réorganisation en profondeur des entreprises. Elle nécessite un changement de paradigme.

Les limites des grands paradigmes d’organisation

Description des paradigmes organisationnels selon Frédéric Laloux

Dans « Reinventing organisations », Frédéric Laloux revient sur les limites des paradigmes organisationnels existants :

  1.  Le paradigme Impulsif avec un chef de meute à qui l’on fait acte d’allégeance que l’on retrouve aujourd’hui dans certaines petites entreprises, gangs et mafias de rue.
  2. Le paradigme de Conformisme fondé sur la morale, l’ordre et la stabilité caractéristique des institutions, de l’armée ou de l’église catholique. Certaines grandes entreprises reposent sur ce paradigme avec des hiérarchies strictes qui laissent peu de libertés. 
  3. Le paradigme de la Réussite qui s’est développé avec la révolution industrielle. Les entreprises sont des machines qui fonctionnent en « prévision-contrôle ». Elles favorisent l’innovation, la responsabilité et la méritocratie. 
  4. Le paradigme du Pluralisme, qui fait front au paradigme de la réussite. Il a vocation à retrouver une égalité, à partager le pouvoir et remettre la responsabilité sociétale et l’environnement au cœur de l’entreprise. 

Limites des paradigmes

Ces paradigmes sont tous victimes de leur propres limites.

  1. L’impulsif n’est pas adapté à un monde complexe ou des entreprises de grande taille.
  2. Le conformiste s’adapte difficilement et les individus sont enfermés dans un cadre.
  3. Celui de la réussite créé de fortes inégalités sociales et des catastrophes environnementales telles que nous connaissons aujourd’hui.
  4. Le pluraliste, tout en souhaitant être égalitaire, garde des hiérarchies de fonctionnement créant des différences entre réalités et valeurs qui sont souvent gênantes et paralysantes.

L’histoire est un éternel recommencement pour ceux qui n’ont de cesse de vouloir stabiliser le monde. Les empires se font et se défont car ils imposent un ordre dans un environnement en constante évolution.

Mains auprès du feu pour une entreprise libérée

« Reinventing Organisation » où l’entreprise libérée

Selon Fréderic Laloux, les évolutions actuelles mènent l’entreprise vers le paradigme Évolution que nommerons l’entreprise libérée. Ses fondements se font sur le déploiement individuel et collectif, l’auto-gouvernance ou encore le self-management des équipes. Ces nouvelles entreprises, ou entreprise libérée, ont comme métaphore l’organisme vivant. Elle permet le changement permanent qui peut émaner de n’importe quelle cellule de l’organisme. 

L’individu garde son authenticité. Les frontières entre la vie privée et la vie professionnelle s’effacent. Il enlève les masques, les costumes, les uniformes et il est pleinement lui-même. En faisant le distinguo entre lui et son ego il ne cherche pas le succès ou la reconnaissance mais il aspire à répondre à ses attentes profondes pour sa vie, pour les autres, pour la planète. 

 

Une journée en entreprise libérée

Après un petit déjeuner en famille

Sylvie prend le chemin du travail à vélo. 

En arrivant elle reçoit une notification sur l’application de l’entreprise. C’est une nouvelle discussion lancée par le fondateur de la boîte. Il pense à changer le mode de calcul des heures supplémentaires alors il a publié une demande d’avis qu’il partage à toute l’équipe. Sylvie a sa petite idée la dessus, elle en fait part immédiatement sur le chat de l’application. 

Comme nous sommes le premier du mois, elle reçoit sans surprise son salaire dont elle a elle-même décidé du montant. 

Après le déjeuner elle se rend en réunion d’équipe autonome. L’entreprise est répartie en une dizaine d’équipe de 8 à 12 personnes. Elle doit présenter les résultats dont elle a décidé de s’occuper car elle adore les chiffres. Autours de la table il y a Catherine qui tient sa petite Alice dans les bras et vient toujours au bureau avec son chien Denvers. (Les employés peuvent amener leurs chien et leurs enfants sur le lieu de travail). Il n’y a pas de responsable, mais Catherine, qui a le plus d’expérience, est la plus écoutée et respectée. Cependant elle prend rarement les décisions…

Fatiguée après cette réunion intense, Sylvie décide de se rendre dans l’espace de recueillement de l’entreprise pour observer un temps de silence et calmer son mental.

 

Entreprise libérée ou l'écho des peuples racines

Une journée chez les derniers peuples premiers

Au petit matin, Arman Salomo, le shaman, fait descendre les poules de leur perchoir et leur donne à manger. Pendant ce temps, Tisalamati son épouse ravive le feu et prépare le sagou pour le petit déjeuner. C’est alors que Sarul, leur neveu, entre dans la maison avec son enfant malade dans les bras. 

Arman Salomo fait appel aux esprits de la forêt pour trouver les bonnes plantes médicinales et soigner l’enfant. Sarul, qui rencontre des difficultés pour nourrir sa famille, ne peut donner à Arman Salomo qu’un régime de banane pour ses services. Salomo accepte sans ciller, il connaît la situation de Sarul. 

A midi Arman Salomo doit rencontrer les membres des communautés du clan. Le clan des Butui est réparti en une dizaine de communautés de 5 à 15 personnes réunis par Uma. Certaines femmes assistent à la réunion en donnant le sein à leurs bébés tandis que le chien de Sarul chasse les poules entre les participants. 

Le sujet du jour : la chasse. Il faut aller toujours plus loin dans la jungle pour trouver à manger ; des mesures doivent être mises en place pour ne pas épuiser la faune. Chacun a son mot à dire. Bien que les shamans soient les plus écoutés et respectés, ils ne prennent que rarement les décisions…

Fatigué après cette réunion, Arman s’enfonce seul dans la jungle. Il se recueille parmi les plantes, prend un arbre dans ses bras, échange avec les esprits de la nature afin de se recentrer et retrouver son équilibre.

Les similitudes entre les entreprises libérées et les communautés des peuples racines

Comme on le voit dans ces histoires, si l’on compare le fonctionnement des communautés des peuples premiers avec celui des entreprises libérées, des similarités déconcertantes font surfaces. On notera également que dans la jungle de Siberut, on retrouve encore l’organisation par Uma similaire à l’organisation par équipe des entreprises libérées. 

Dans un registre de hiérarchie, le système horizontal mené par des leaders sages existent encore chez la plupart des peuples shamaniques d’Amazonie, de Sibérie, d’Asie du sud-est ou d’Océanie. Concernant la communication interne, l’arbre à palabres de nombreuses communautés africaines se confond avec le processus de sollicitation d’avis.

En étudiant les fondements des deux systèmes, les similitudes prennent tous leurs sens. Les croyances profondes des peuples premiers, que l’on appelle animisme, sont des cosmologies métastables, en perpétuelle transformation. Elle ne considère pas les êtres comme des individus (qui sont « un » et indivisible) mais comme des entités qui se métamorphosent et font parties d’un tout. Comme dans l’entreprise libérée, l’ego n’a donc pas sa place. 

 

Peut-on encore rencontrer les peuples racines et partager avec eux ?

Les sociétés dominantes dans la course à la consommation, la globalisation et la destructions massive de la biodiversité, en viennent également à réduire la diversité de sa propre espèce. Une forme d’autodestruction caractéristique des organisations construites sur les paradigmes de conformisme ou de la réussite.

Quelques communautés résistent encore et ont su préserver leurs cultures, traditions et croyances comme les Achuar d’Amazonie Equatorienne ou les Mentawai d’Indonésie. Certains pensent que les dernières communautés de peuples premiers disparaîtront dans les 10 ou 20 prochaines années. Pourtant, étant pour beaucoup d’entre eux les derniers gardiens des forêts primaires et les représentants ultimes de l’équilibre entre l’espèce humaine et la nature, il y a de grandes chances que l’avenir de l’humanité dépende d’eux. 

Il est possible de partager le quotidien de certaines communautés vivant à l’écart du reste du monde. Ces rencontres ne sont jamais anodines et doivent être préparer avec la plus grande des attentions. 

 

 

Sources et inspiration

Aberkane, Idriss (2016) Libérez votre cerveau, traité de neurosagesse pour changer l’école et la société, Paris : Robert Lafont

Bouzou, Nicolas et De Funès, Julia (2018) La comédie (in)humaine, Paris : L’Observatoire

Cassely, Jean-Laurent (2019) No Fake : contre histoire de notre quête d’authenticité, Paris : Arkhe

Harari, Yuval Noah (2014) Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Albin Michel (2015)

Harari, Yuval Noah (2017) Homo Deus : Une brève histoire du futur, Albin Michel

Laloux, Frédéric. (2015) Reinventing Organisations: Vers des communautés de travail inspirées, Paris : Diateino

Martin, Nastassja (2016) Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, Paris : La Découverte

Mowforth, M. and Munt, I (2016) Tourism and Sustainability: development, globalisation and new tourism in the third world, New York: Routledge

OXFAM (2019) Services Publics ou Fortunes Privées, Document d’information d’Oxfam, Janvier 2019